Kelen Marthym McAllister___END*

Cette fois, le sourire fut simple, sincère, presque timide en fait. Samaël ne put qu’apprécier cet instant où enfin, d’un côté comme de l’autre, on ôtait les masques. C’était étrange comme toute envie de maîtriser les événements s’échappait de lui. En général, il calculait, prévoyait, anticipait, trichait… Ici, peu lui importait ce qu’il allait se passer dans une seconde, une minute, une heure… il savourait l’instant présent. Depuis combien de temps n’avait-il plus eu ce simple plaisir ? Depuis combien d’années devait-il jouer au comédien pour esquiver telle ou telle question ? Il ne comptait plus. A vrai dire, revêtir plusieurs identités lui était devenu coutumier, autant dire qu’il en était arrivé à un stade très avancé de la manipulation et de la fourberie.

Leuviah – « A vous aussi. »

Et alors, sans méditer sur la question, le sorcier rendit son sourire à la jeune femme. Peut-être n’était-ce qu’une preuve de politesse, une façon de ne pas le laisser pour compte. Il s’en fichait. Il avait perçu ces quelques mots comme un signe nouveau de franchise et une invitation à la connaissance et il n’analyserait pas le contexte pour départager si oui ou non les paroles étaient de venin. Il n’avait qu’une envie, que le temps cesse de passer, que le monde s’arrête de tourner et qu’il puisse enfin respirer pleinement aux côtés d’une personne digne d’intérêt, en l’occurrence sa collègue. Il était fort rare qu’il ressente une telle alchimie avec une presque inconnue, qui plus est beaucoup plus jeune que lui. C’est en pensant à ceci qu’il décida de se ressaisir. Non mais que lui arrivait-il ? Etait-ce l’effet de la pluie ? De l’orage qui grondait, haut dans le ciel d’encre ? S’il s’était écouté, il se serait approché de l’enseignante, l’aurait prise délicatement par la taille et aurait enfuit son visage dans son cou. Pitoyable, vraiment. Finalement, peut-être était-il plus conventionnel lorsqu’il était calculateur. Et ses yeux magnifiques qui ne le quittaient pas ! Elle ne l’aidait pas beaucoup en le fixant ainsi, comme captivée par un charme qu’il n’avait pas. Apparaissait-il comme beau, lavé de ses péchés par une pluie glaciale et violente, pour qu’elle l’admire autant ? Il n’en savait rien, mais les prunelles claires réchauffaient son âme et gonflaient son orgueil.

Leuviah – « Leuviah… Si vous voulez. »

Il arriva à contenir un sourire heureux mais ne put réprimer la vague de chaleur qui passa dans ses yeux. Désormais, son regard s’illuminait, les scarabées morts qui lui servaient de pupilles reprenaient vie et se couvraient d’étoiles. S’il le voulait ? C’était même plus que ça, il avait attendu qu’elle face enfin un pas, qu’elle s’avance à découvert. Peut-être qu’elle aussi ressentait cette étrange sensation qui faisait entrevoir que tout était possible, que plus rien de néfaste ne pouvait arriver. Par Merlin, avoir de tels raisonnements ne lui ressemblait vraiment pas ! Pourquoi tout lui semblait si évident tout à coup ? Pourquoi n’avait-il juste pas envie de s’amuser avec l’appétissante créature, de la mettre dans son lit et de lui briser le cœur, comme avec toutes les autres ? Il se maudit de s’attendrir autant pour une frêle personne dont il ne savait rien, si ce n’était le prénom. Entraîné par ce flux contradictoire de songes et de sentiments, il lui répondit, assez neutre :

Samaël – « Samaël, mais vous le savez déjà. »

Peut-être avait-il était un peu trop distant sur ce coup là ? Toujours est-il qu’une masse de plomb s’abattit dans son estomac quand il se rendit compte du ton qu’il avait employé. Et voilà, à force de réfléchir, il venait de tout gâcher. La beauté du moment, la simplicité de la rencontre. Il s’en voulut énormément et s’en étonna. Ce n’était qu’une femme parmi tant d’autres, pas de quoi en faire tout un plat ! Oh, et puis, qu’il arrête un peu de se voiler la face ! Elle l’attirait, et l’attraction allait bien au-delà du physique. Oui mais alors, qu’est-ce qui lui plaisait en elle ? Il ne la connaissait pas... Il avait, jadis, ressentit cela mais pas pour une femme. Pour une sombre créature, un monstre, une âme damnée. C’était arrivé comme ça, sans prévenir. Mais ici, la situation était bien plus délicate quand on savait que la convoitée n’avait aucun charme vampirique donc aucun pouvoir de séduction particulier pouvant influencer l’âme à son insu.

Le vent se leva, battant la pluie et fouettant les visages, et de Lioncourt sentit les poils de ses bras se dresser. Bon dieu, qu’il faisait froid ici ! Comment n’avait-il pas put s’en rendre compte avant ? Sans doute que la fascination que Leuviah lui inspirait avait bloqué ses capteurs sensitifs. Que ce soit le cas ou pas, désormais il était frigorifié. Elle devait certainement l’être aussi, il ne valait mieux plus tarder sous cette tempête. L’homme s’approcha de sa compagne, effleura sa peau et la sentit glacée. Il lui cria alors, tentant de couvrir les hurlements du vent :

Samaël – « Rentrons avant que la Mort ne nous rattrape ! »

Avant même qu’elle ne lui réponde, il fit demi-tour et tenta d’ouvrir l’énorme porte grinçante. Elle ne bougea pas d’un cran. Qu’est-ce que c’était que ça ? De nouveau, il tenta, toujours rien. Il finit par y donner un violent coup d’épaule mais le bois resta immobile. En dernier recours, il restait toujours la magie. Passablement énervé par cette contrariété, il sortit sa baguette et la pointa sur l’obstacle. Un éclair rouge jaillit de l’extrémité du bout de bois et alla ricocher contre la solide porte qui ne voulait décidemment pas laisser le passage. Il évita son retour de peu en se jetant sur le sol. L’entrée avait été protégée par un puissant sortilège. C’était sans doute l’une des mesures de sécurité adoptées par la direction pour contrer tout imprévu.

Le sol était froid, bien trop pour qu’il daigne y rester allongé plus longtemps. Il se releva rapidement et se tourna vers Cleerbaut, la mine contrariée. Il savait qu’ils ne viendraient pas à bout des enchantements, même ensemble. Certes, il restait la possibilité d’attirer des balais volants pour tenter une dangereuse descente mais encore fallait-il que les objets arrivent jusqu’à eux sans s’écraser sur un arbre ou l’autre sous la force de la bourrasque. De toute façon, il n’avait pas envie de voler. Frigorifié, parcouru de frissons, il s’approcha de la belle et lui dit, un sourire perdu entre l’amusement et la résignation aux lèvres :

Samaël – « Finalement, peut-être allons nous attendre que la Mort s’invite. Elle saura sûrement comment ouvrir cette satanée porte ! »

Nouveau sourire chaleureux, pétillant. Voilà que Monsieur faisait de l’humour ! Un véritable boute-en-train ce bibliothécaire ! Parti sur une bonne lancée, il poursuivit, un peu plus cynique :

Samaël – « Si elle pouvait se dépêcher, ça m’arrangerait. Et si elle ne vient pas à moi, j’irai à elle. Après tout, ça n’a pas que des inconvénients d’être coincé en haut d’une tour par une nuit de tempête. Au moins, si on y laisse notre dernier souffle, on a l’honneur de mourir la tête dans les étoiles… surtout dans la pluie et les nuages dans notre cas. »

Il eut un petit rire sarcastique, plus pour lui-même que pour Leuviah. Il savait très bien que leur jugement n’était pas arrivé, mais parler lui faisait un bien fou. Le Français détestait ne pas contrôler la situation et cette fois, tout lui échappait. Même la nature se dressait contre lui, et face à une telle force, impossible d’avoir le dessus. C’est alors qu’une idée lumineuse germa dans son esprit détraqué et frustré. Il se mit aux côtés de la jeune femme, au coude à coude, pointa sa baguette au dessus d’eux et fit apparaître une sorte de sphère invisible sur laquelle l’eau ruissela. Voilà qui était fort bien mais limité, il ne pourrait tenir plus de cinq minutes… Lui qui était en plus de tout très mauvais en enchantements de protection.

Samaël – « Je pense que la situation m’autorise à vous tutoyer. Alors, dis-moi, pourquoi une fille belle et intelligente comme toi vient perdre son temps à donner cours à des adolescents stupides et dévergondés ? »

Il ne la regardait pas, trop concentré sur son sortilège pour bouger ne serait-ce que d’un millimètre, mais son ton était sympathique. Il parlait certes de choses totalement inutiles à un moment où la situation était délicate mais c’était sa façon à lui de procéder. Ne pas s’inquiéter, détendre l’atmosphère et surtout, en apprendre d’avantage sur cette formidable personne qu’était Leuviah. Le vent s’intensifia, sifflant sur la sphère protectrice. Merlin, que c’était dur de résister à un pareil assaut !

CHAOS.